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Alula

 

   Beaucoup de gens – de gens qui n'écrivent pas – se demandent si les auteurs « parlent » à leurs personnages. Bien sûr. Non seulement on leur parle mais on vit avec eux. J'en veux pour preuve un de ces jours où j'étudiais la morphologie d'ailes de drosophiles tropicales, sous une tente-bulle, au fin fond de la forêt amazonienne brésilienne. Je devais, à l'issue de ces études et des comparaisons avec d'autres diptères plus communs, réaliser les liens de phylogénie entre mon sujet d'étude et ses cousins d'Outre-Atlantique. Je dois avouer que la chaleur était pesante, et que je préférais donc travailler la nuit. Il est inutile de préciser que cette précaution ne m'empêchait pas de ruisseler de sueur passée une demi-heure à soupirer au-dessus de mon microscope.

 

     Il existe une portion de l'aile de la mouche que l'on nomme « alula » , d'après le latin petite aile. Tirant la langue, j'inscrivais ce mot dans mon carnet d'observations en prévision d'un croquis de détail, lorsqu'une silhouette énorme se profila sur la membrane blanchâtre de la tente. Il faut savoir une chose : lorsque vous émettez de la lumière, des jurons, et des odeurs humaines en pleine nuit, au cÅ“ur de la jungle, la seule et unique espèce qui viendra vous tenir compagnie est le moustique – et affiliés –, voire le papillon. Je me jetai donc sur le fusil d'occasion qu'un de mes amis du labo de Sao Paulo m'avait forcée à embarquer malgré ma répulsion avérée des armes.

    Priant pour n'avoir pas à cribler la bâche protectrice et la moustiquaire de balles, je braquai le canon en direction de la silhouette :

 

« Qui est là ? »

 

   Une voix humaine aurait dû faire fuir un animal un peu trop curieux. Je tentai de prendre un ton  menaçant et grondai en portugais :

 

« Je suis armée ! »

 

J'entendis alors une voix moqueuse s'élever dans la langue de Molière :

 

« Relax, Seasea. C'est nous. »

 

Je vis deux corps traverser comme des ectoplasmes la membrane de ma tente. Rassurée, je baissai mon arme et la glissai sous la table. Un androgyne blond au sourire ineffaçable pointa le fusil du doigt :

 

« Tu as enfin demandé ta carte de membre à la NRA ? »

 

Je ne répondis pas, et il éclatait de rire tandis que son compère posait un œil non averti contre la lunette du microscope.

 

« Non, Sven, ne touche à rien.

- Ça va, tu sais bien qu'j'ai aucune influence sur le monde qui m'entoure...

- C'est quoi, ça, Sea ? interrogea Boyd en posant l'index sur mon carnet. Alu... alula ?

- J'étudie les ailes des mouches. »

 

Ces deux idiots échangèrent un regard narquois. Je crus nécessaire d'ajouter :

 

« Et laissez-moi vous rappeler que je suis toujours en train d'écrire le tome deux, donc abstenez-vous de tout commentaire désobligeant.

- On a rien dit, t'énerve pas, chef.

- On s'intéresse, même ! Je vais voir la traduction de « alula » sur mon iPhone.

- Tu ne capteras pas, ici. Regarde sur mon ordinateur : j'ai créé un routeur depuis le labo. »

 

    J'entendis les deux idiots glousser – ça ne devait certainement PAS concerner mon sujet de travail –, puis la voix de Boyd retentit dans le silence vrombissant de la forêt vierge :

 

« Oh, so funny !

- Henry ! Je travaille !

- Sorry ; désolé, Sea, mais tu sais comment ça se dit en suédois, ton mot ?

- Non. Les garçons, je travaille, et j'aimerais beaucoup que vous...

- BAAAAASTARD VINGE ! rugit le Scandinave, à trois centimètres de mes oreilles.

- Bastard vinge ! » reprit l'Américain d'un air ravi.

 

J'eus droit à un concert de « bastard vinge » – je ne peux plus entendre ce mot en sonate – un quart d'heure durant. Une fois qu'ils s'en furent lassés, je laissai tomber sans même me détacher de mon microscope :

 

« Sven ?

- Ouais ?

- Tu te souviens de ce que je t'avais dit au sujet de ta relation avec la narratrice ? »

 

Le Scandinave blêmit, mais n'eut pas le temps de répliquer. Un courant d'air surnaturel balaya mon laboratoire portatif et une brunette aux lunettes instables me fit face d'un air agité :

 

« Ah, non, Sea ! T'avais promis ! »

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